Quand manger devient un acte identitaire
La France dans l’assiette
Dites « France » à n’importe qui dans le monde, et les mots qui viennent immédiatement sont : fromage, vin, baguette, croissant. Ce n’est pas un hasard. Notre pays s’est construit autour de la table, et notre identité nationale se nourrit littéralement de nos traditions culinaires. Nous ne mangeons pas seulement pour survivre ; nous mangeons pour exister, pour transmettre, pour célébrer ce que nous sommes.
De l’Alsace avec sa choucroute généreuse aux crêpes bretonnes, du cassoulet toulousain au bouillabaisse marseillaise, chaque région française raconte son histoire à travers ses plats. Cette richesse gastronomique n’est pas qu’une fierté touristique, c’est aussi le socle de notre culture, transmis religieusement de génération en génération dans nos cuisines familiales.
Qui d’autre au monde peut se vanter d’avoir transformé un simple ragoût en « bœuf bourguignon », élevé au rang d’ambassadeur culinaire international ? Qui d’autre a fait d’une simple pâte à base de farine et de lait pour faire de la crêpe un symbole culturel reconnu partout ? Cette alchimie française, cette capacité à sublimer l’ordinaire en extraordinaire, coule dans nos veines comme une évidence.
L’école de la table
Grandir en France, c’est recevoir une éducation culinaire sans s’en apercevoir. Nos cantines scolaires, malgré les critiques qu’on peut leur adresser, offrent une diversité et une qualité que beaucoup d’autres pays nous envient. Une heure pour déjeuner, des menus équilibrés, l’apprentissage des goûts et des textures : voilà notre premier diplôme gastronomique.
Dans nos entreprises, ces fameuses cantines quatre étoiles tant critiqués par les émissions de télévision, proposent des plats chauds, des entrées, des desserts, des fromages. Cette pause déjeuner sacrée, ce moment où l’on pose les outils pour partager un vrai repas avec ses collègues, fait partie intégrante de notre culture du travail. Essayez d’expliquer cela à un Américain qui avale un sandwich à son bureau !
Cette éducation du goût se peaufine dans nos familles. Ces déjeuners dominicaux qui n’en finissent pas, où les conversations s’éternisent entre la poire et le fromage, où trois générations débattent autour d’un gigot d’agneau aux flageolets. C’est là que nous apprenons l’art de la table, celui de prendre son temps, de savourer, de faire de chaque repas un moment de partage.
La transmission du palais
Pour moi, cette relation à la nourriture a pris une dimension particulière en grandissant avec un père cuisinier. Observer ses mains transformer des ingrédients simples en plats mémorables, comprendre que derrière chaque recette se cache un savoir-faire, une histoire, une passion… Cette immersion précoce dans l’univers culinaire forge un palais, mais surtout une exigence.
Car oui, nous, Français, nous sommes exigeants avec la nourriture. Certains diraient même arrogants. Cette rigueur que nous développons autour de la table, cette capacité à distinguer un bon vin d’un mauvais, à reconnaître un fromage affiné à point, à apprécier la texture parfaite d’une pâte à pain… tout cela peut paraître prétentieux vu de l’extérieur.
Mais comment faire autrement quand on a grandi dans une culture où la qualité gustative n’est pas négociable ? Où l’on apprend dès l’enfance qu’un repas bâclé, c’est un irrespect envers soi-même et envers les autres ? Cette « arrogance » culinaire française n’est que l’expression de standards élevés intériorisés depuis toujours.
Le choc culturel alimentaire
Puis arrive le moment de l’expatriation, et notre monde culinaire s’effondre. Soudain, nos certitudes gastronomiques vacillent face à des réalités alimentaires radicalement différentes. Ce petit-déjeuner français avec cette tartine beurrée, notre croissant, notre café au lait, se retrouve confronté à la « science » nutritionnelle internationale qui proclame haut et fort que le petit-déjeuner salé est supérieur.
Les études pleuvent : le petit-déjeuner anglais serait le meilleur au monde ! Des œufs, du bacon, des saucisses, des haricots blancs à la sauce tomate dès 7h du matin. Quand on a grandi avec une brioche trempée dans un bol de chocolat chaud, cette révolution matinale n’est pas évidente à digérer, littéralement et figurativement.
Et pourtant, il faut reconnaître que ce wrap ful medames égyptien avec mon café du matin apporte effectivement plus de protéines que ma traditionnelle baguette au beurre. La logique nutritionnelle se heurte à l’émotion gustative, créant un conflit identitaire profond. Sommes-nous en train de mal manger depuis des générations ?
Les horaires, cette autre bataille
Si les plats nous bousculent, les horaires de repas nous achèvent. Nous, Français, avons nos rythmes sacrés : 12h pour le déjeuner, 19h30 pour le dîner. Ces horaires, gravés dans notre ADN culturel, régissent notre quotidien, nos rendez-vous, notre vie sociale.
Mais que faire quand on vit en Angleterre, où le dîner se prend à 18h ? Ou à l’inverse, en Espagne, où l’on ne dîne pas avant 22h ? Cette désynchronisation alimentaire crée un jet lag culturel permanent.
Ces décalages horaires perturbent plus que notre estomac : ils bouleversent notre vie sociale. Comment maintenir cette convivialité française autour de la table quand personne ne mange aux mêmes heures ? Comment préserver ces moments de partage qui définissent notre art de vivre ?
La remise en question douloureuse
Cette confrontation avec d’autres cultures alimentaires génère une remise en question profonde et parfois douloureuse. Les mouvements végétariens et vegans, bien plus présents dans les pays anglo-saxons, questionnent notre rapport traditionnel à la viande. Nos fameux fromages, nos charcuteries, nos plats en sauce… tout ce patrimoine culinaire se retrouve soudain sous le feu de la critique éthique et environnementale.
Cette culpabilisation alimentaire nous déstabilise d’autant plus qu’elle s’attaque à ce que nous avons de plus intime : nos souvenirs d’enfance, nos traditions familiales, notre identité culturelle. Faut-il renoncer au pot-au-feu de grand-mère pour sauver la planète ? Peut-on rester français en devenant vegan ?
Ces questions, légitimes sur le plan environnemental et éthique, créent un conflit interne chez certains expatriés français. Nous nous retrouvons tiraillés entre nos racines culinaires et notre conscience contemporaine, entre l’héritage des générations passées et la responsabilité envers les générations futures.
L’adaptation forcée
L’expatriation nous oblige parfois à des compromis alimentaires qui nous font mal au cœur. Remplacer notre fromage français par un cheddar industriel, troquer notre baguette quotidienne contre un pain de mie sans saveur, accepter des légumes fades venus de l’autre bout du monde quand nous rêvons des tomates de notre potager familial.
Ces petits renoncements du quotidien, apparemment anodins, sont en réalité des micro-deuils qui s’accumulent. Ils nous rappellent constamment notre déracinement, cette distance qui nous sépare de nos repères gustatifs fondamentaux.
Mais parfois, l’adaptation révèle aussi des découvertes surprenantes. Ce curry thaï qui réveille nos papilles endormies, ces curry indiens si crémeux et épicés, ce Kosheri (traduisé couche de riz) égyptien tellement simple et efficace pour un lunch bien remplit… L’exil culinaire peut aussi être une aventure gustative enrichissante.
La résistance créative
Face à cette perte de repères alimentaires, les Français de l’étranger développent souvent une créativité remarquable. Nous apprenons à recréer nos plats traditionnels avec les ingrédients locaux, à adapter nos recettes aux contraintes du pays d’accueil, à inventer une cuisine franco-fusion qui préserve l’essentiel tout en s’adaptant au possible.
Cette résistance culinaire devient parfois militante. Nous nous transformons en ambassadeurs gastronomiques, évangélisant nos collègues avec nos quiches lorraine faites maison, nos ratatouilles authentiques, nos tartes tatin réussies. Ces partages culinaires deviennent nos actes de résistance culturelle, nos façons de dire : « Voilà qui nous sommes, voilà d’où nous venons. »
Le retour aux sources
Cette distance avec notre patrimoine culinaire nous fait aussi redécouvrir sa richesse avec un regard neuf. De retour en France, nous savourons différemment cette baguette encore chaude, ce fromage qui sent bon le terroir, ce vin qui raconte l’histoire de sa région et ce paté ou cette rillette cornichon qui était toujours dans mon sandwish lors des sorties scolaire de mon enfance. L’exil nous rend plus conscients de nos trésors gastronomiques.
Nous devenons des Français plus français que nature, hyper-sensibles à la qualité, intransigeants sur l’authenticité. Cette hyper-conscience gustative, forgée dans l’éloignement, transforme chaque retour au pays en pèlerinage culinaire.
L’héritage à transmettre
La question qui nous hante alors : comment transmettre cette culture française de la table à nos enfants nés à l’étranger ? Comment leur faire comprendre que prendre le temps de manger ensemble n’est pas une perte de temps mais un art de vivre ? Comment leur enseigner cette exigence gustative dans un monde qui privilégie la rapidité à la qualité ?
Cette transmission devient un acte de résistance culturelle. Nous nous transformons en gardiens d’une tradition, en passeurs d’un patrimoine immatériel qui risque de se diluer dans la mondialisation alimentaire. Chaque repas partagé, chaque recette enseignée, chaque moment passé à table devient un acte militant pour préserver notre identité culinaire.
Au final, notre rapport français à la nourriture dépasse largement la simple nutrition. C’est notre façon d’habiter le monde, de créer du lien social, de transmettre notre histoire. Cette relation si particulière à la cuisine, cette exigence du goût, cet art de la table ne sont pas des caprices de privilégiés, mais l’expression d’une civilisation qui a fait du plaisir alimentaire un pilier de son identité.
Et même bousculés par l’exil, même remis en question par d’autres cultures, même contraints à l’adaptation, nous restons fondamentalement français dans notre assiette. Parce que derrière chaque plat se cache un peu de notre âme, un fragment de notre histoire, un morceau de ce que nous sommes.